POURQUOI VOULOIR ETRE LIBRE? Octobre 2008

                                                                            

 

POURQUOI : dans quel but, quelle fin consciemment voulue? + quelles causes objectives, indépendantes de la volonté, à quelles conditions ?


VOULOIR : - « avoir de la volonté » : manifester de la persévérance dans ses choix de vie et de la fermeté dans ses décisions. Vouloir quelque chose nous pousse à agir, accomplir une action pour l’obtenir ; se distingue du désir, inclination ou penchant vers un objet dont nous espérons une satisfaction immédiate. L’acte volontaire suppose une intelligence qui se pose un objectif ou une fin, et élabore une stratégie, ordonne les moyens pour obtenir ce que « je veux ».


VOLONTE : l’acte volontaire suppose : 1. la conception du but, ou idée de l’acte possible ; 2. la délibération au cours de laquelle sont pesés « le pour et le contre », c’est-à-dire les motifs ou raisons qui vont dans un sens ou dans l’autre, et les mobiles d’ordre affectif (désir, passion) et d’ordre actif (tendances, inclinations) ; 3. la décision, qui résulte de cet examen, et met fin à la délibération par un choix ; et enfin, 4. l’exécution, réalisation pratique de cette décision, ou passage à l’acte.


ETRE LIBRE :

Sens primitif : Homme libre = qui n’est ni esclave, ni prisonnier = Liberté physique. La liberté est l’état de celui qui fait ce qu’il veut, non ce que veut un autre que lui = Absence de contrainte étrangère = Liberté externe.


Sens général : « Etat de l’être qui ne subit pas de contrainte, qui agit conformément à sa volonté, à sa nature. » Mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut / Problème de  la contrainte morale, obligation ou devoir.


Sens politique et social : On parle de telle ou telle liberté, des libertés. Les mots « libre » ou « liberté » marquent alors l’absence d’une contrainte sociale s’imposant à l’individu. En ce sens, on est libre de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi, et de refuser de faire tout ce qu’elle n’ordonne pas. / « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Déclaration des droits de l’homme de 1789, article XI.


Les libertés politiques = Droits reconnus à l’individu en tant qu’ils limitent le pouvoir du gouvernement : liberté de conscience, liberté individuelle, liberté de réunion, de constitution, de représentation (= exercice du pouvoir par des représentants élus / Suffrage universel).

La liberté politique ne saurait être l’absence totale de contrainte exercée sur l’individu, car cela serait incompatible avec l’existence même d’une société. Considérer la liberté comme absence ou suppression de contrainte est anormal, illégitime et immoral. L’idée de liberté implique l ‘idée de loi.


Sens psychologique et moral : La liberté est opposée à l’inconscience, l’impulsion, la folie, à l’irresponsabilité juridique ou morale.


Liberté morale : Etat de celui, qu’il fasse le bien ou le mal, qui se décide après réflexion, en connaissance de cause = qui sait ce qu’il veut, et pourquoi il le veut, et qui n’agit que conformément à des raisons qu’il approuve = Homme intelligent et responsable.


Liberté du sage : Opposée à la passion, aux instincts, à l’ignorance = « Etat de l’être humain qui réalise dans ses actes sa vraie nature, considérée comme essentiellement caractérisée par la raison et la moralité. » Le terme « liberté » désigne alors un état idéal où la nature humaine serait exclusivement gouvernée par ce qu’il y a en elle de supérieur. Ex : les Stoïciens.


Libre-arbitre : Faculté que l’homme a de faire ou de ne pas faire, de choisir tel ou tel terme d’une alternative = Par opposition à déterminisme, puissance d’agir sans autre cause que l’existence même de cette puissance. Le libre-arbitre implique l’égale possibilité entre deux contraires (Ane de Buridan) + Choix et volonté.

             Vocabulaire technique et critique de la philosophie  LALANDE


 

Quels moyens faut-il mettre en œuvre pour obtenir la liberté ? « Etre libre » serait alors le résultat que nous poursuivons en fonction d’un choix délibéré. Ce qui signifie que nous ne sommes pas encore libres, puisque nous voulons le devenir, l’obtenir. Et pourtant nous en faisons le choix ! Comme si le libellé de cette question affirmait déjà notre liberté, comme si l’homme ne pouvait ni se penser, ni être esclave.

 


Problème du choix ?  « Décision volontaire consistant à prendre parti pour telle action ou telle attitude à l’exclusion des autres », peut-on ne pas choisir ? Serait-ce encore faire un choix ? Peut-on ne jamais, rien, choisir ? Laisser à d’autres le soin de « choisir pour nous » ?


 - Sommes-nous libres, oui ou non ? « Sommes-nous » (verbe « être », verbe d’état), « serons-nous » jamais libres, la liberté est-elle donnée (en droit, liberté et égalité entre tous les hommes), ou à conquérir chaque jour (dans les faits : luttes politiques, lutte contre soi-même, choix à décider, engagement, connaissances qui libèrent de l’ignorance…) ?


- La liberté est-elle donnée ou à conquérir ? N’est-ce pas cet effort pour devenir libre que l’on « veut » refuser, prise de conscience que la liberté n’est jamais acquise définitivement, et qu’il est ou serait toujours possible de « baisser les bras », plus simple de se soumettre ?


- Peut-on échapper à la responsabilité engagée par un choix, responsabilité difficile ?  Est-on d’autant plus libre qu’on n’est pas responsable ? Un autre peut-il endosser la responsabilité de mes actes à ma place ? 


- Peut-elle nous faire peur, peut-on la refuser? Quelle est la liberté de l’enfant ? Vaudrait-il mieux ne pas grandir ?


 « La liberté est insupportable aux hommes, ils s’en délivrent par l’esclavage », qu’en pensez-vous ?

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Egalité naturelle et liberté

 

« L’égalité naturelle est celle qui est entre tous les hommes par la constitution de leur nature seulement. Cette égalité est le principe et le fondement de la liberté. L’égalité naturelle ou morale est donc fondée sur la constitution de la nature humaine commune à tous les hommes. »

« Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair que, selon le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est-à-dire qui sont hommes aussi bien que lui. »

                   CHEVALIER DE JAUCOURT       L’Encyclopédie



La liberté est inaliénable


« Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, sans équivalent, sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aura-t-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ? »

          Jean-Jacques ROUSSEAU  Du Contrat Social Livre I


 

Il est confortable de se laisser guider par un maître, les sujets ont peur de devenir libres, et les maîtres cultivent cette peur.

 

     « Qu’est-ce que les Lumières* ? La sortie de l’homme de sa minorité*, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement* sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside, non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude* ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières !

    La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les ait affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur !  Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un directeur, qui me tienne lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi- même. Je n’ai pas besoin de penser*, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. (…) Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs* qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. (…) Or ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d’en refaire l’essai. »  Emmanuel KANT  Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?  1784


  • Les Lumières : courant philosophique et encyclopédique du XVIIIè siècle. Ce sont les « lumières » de la raison guidant les hommes, leur apportant l’autonomie et la majorité.
  • Minorité : état de ceux qui, leur vie durant, sont soumis à une direction étrangère.
  • Entendement : faculté de compréhension de l’esprit, au moyen de concepts.
  • « Sapere aude » : ose savoir.
  • Penser : exercer soi-même son jugement.
  • Tuteurs : ceux qui prennent en charge le « bétail » (terme qui suggère que les hommes qui sont demeurés mineurs, ne sont pas parvenus à une véritable humanité).

 

Priver l’homme de liberté … ou comment la conserver ? 


«  Pour parvenir à garder un autre individu en sa puissance, on peut avoir recours à différents procédés. On peut l’avoir immobilisé par des liens, on peut lui avoir enlevé ses armes et toutes possibilités de se défendre ou de s’enfuir. On peut aussi lui voir inspiré une crainte extrême ou se l’être attaché par des bienfaits, au point qu’il préfère exécuter les consignes de son maître que les siennes propres, et vivre au gré de son maître plutôt qu’au sien propre. Lorsqu’on impose sa puissance de la première ou de la seconde manière, on domine le corps seulement et non l’esprit de l’individu soumis. Mais si l’on pratique la troisième ou la quatrième manière, on tient sous sa dépendance l’esprit aussi bien que le corps de celui-ci. Du moins aussi longtemps que dure en lui le sentiment de crainte ou d’espoir. Aussitôt que cet individu cesse de les éprouver, il redevient indépendant.

Même la capacité intérieure de juger peut tomber sous la dépendance d’un autre, dans la mesure où l’esprit peut être dupé par un autre. Il s’ensuit qu’un esprit ne jouit d’une pleine indépendance, que s’il est capable de raisonnement correct. On ira plus loin. Comme la puissance humaine doit être appréciée d’après la force non tant du corps que de l’esprit, les hommes les plus indépendants sont ceux chez qui la raison s’affirme davantage et qui se laissent davantage guider par la raison. En d’autres termes, je déclare l’homme d’autant plus en possession d’une pleine liberté, qu’il se laisse guider par la raison. »        SPINOZA


 

Peut-on échapper à sa liberté ? liberté et primauté de l’existence sur l’essence .


     « Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. (…) Si, en effet, l’existence* précède l’essence*, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. (…) C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre*. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde il est responsable* de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion*. Il ne pensera pas qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. »

Jean-Paul   SARTRE  L’Existentialisme est un humanisme  1945


  • Existence : exister, c’est être-là, surgir dans le monde et s’y forger ; l’existence précède l’essence : l’homme est d’abord dans l’univers où il imprime sa parque et se construit ainsi librement.
  • Essence : propriétés caractérisant un être ;
  • Condamné à être libre : l’homme ne peut reculer devant le choix. Refuser le choix, c’est encore choisir.
  • Responsable : l’homme réponde de tout devant tous : cette responsabilité est illimitée ;
  • La passion : elle n’est plus « une inclination que la raison du sujet ne peut maîtriser » Kant, mais un faire libre.
  • La liberté : pouvoir que détient la conscience de se soustraire à la chaîne des causes et d’échapper aux déterminations naturelles.
  • Projet : l’homme est projet ; sa conscience se jette en avant d’elle-même vers l’avenir. Il est fondamentalement liberté et transcendance ;
  • Angoisse : sentiment et saisie de l’imprévisibilité de notre liberté, lorsque la conscience appréhende son avenir, devant lequel elle est totalement libre ; l’angoisse est « la saisie réflexive de la liberté » et se distingue de la peur qui a un objet déterminé.



La révolte, signe de liberté ?


« Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de patience, avec l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l’esclave se jette d’un coup (« puisque c’est ainsi… ») dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte. »               Albert CAMUS   L’Homme révolté



Responsable de crime contre l’humanité


« Autant qu'il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu'il faisait, en citoyen qui respecte la loi. Il faisait son devoir, répéta‑t‑il mille fois à la police et au tribunal. Il obéissait aux ordres, mais aussi à la loi.  ( ... ) Il avait accompli ce qu'il considérait comme son devoir de citoyen respec­tueux de la loi. Lui qui tenait tant à être « couvert », il avait agi selon les ordres. Au‑delà, ses idées sombraient dans la confusion la plus totale; et il finissait par insister alternativement sur les avantages et les inconvénients de l'obéis­sance aveugle, ‑ « obéissance de cadavre » ( ... ) comme il disait lui‑même.

Eichmann soupçonnait bien que dans toute cette affaire son cas n'était pas simplement celui du soldat qui exécute des ordres criminels dans leur nature comme dans leur intention, que c'était plus compliqué que cela. Il le sentait confusément. L'on s'en aperçut pour la première fois lorsque au cours de l'interrogatoire de la police, Eichmann déclara soudain, en appuyant sur les mots, qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. A première vue, c'était là faire outrage à Kant. C'était aussi incom­préhensible: la philosophie morale de Kant est, en effet, étroitement liée à la faculté de jugement que possède l'homme, et qui exclut l'obéissance aveugle . Le policier n'insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné de ce qu'Eichmann osât invoquer le nom de Kant dans le contexte de ses crimes, décida d'interroger l'accusé. C'est alors qu'à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l'im­pératif catégorique: « Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le principe de lois géné­rales. » ( ... ) Interrogé plus longuement, Eichmann ajouta qu'il avait lu la Critique de la raison pratique de Kant. Il expliqua ensuite qu'à partir du moment où il avait été chargé de mettre en oeuvre la Solution Définitive, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant. »                    

H. ARENDT,  Eichmann à Jérusalem

 



Un livre-témoignage sur le génocide des juifs

L’horreur ne s’arrête pas à Treblinka

 

Ils n’étaient ni SS ni tarés, ni pervers ni forcément violents. Pourtant, ils ont tué de sang-froid, entre 1942 et 1943, des dizaines de milliers de Juifs polonais, non armés, hommes, femmes et enfants. Un livre : "Des hommes ordinaires » de Christopher R. Browning raconte.

Jozelow, au sud est de la Pologne , le 12 juillet 1942, au petit matin. Les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande bouclent le village et rabattent les Juifs sur la place du marché. Ceux qui ne peuvent pas marcher, vieillards, malades, nourrissons, sont abattus chez eux. Les autres sont entraînés dans la forêt voisine pour y être fusillés. Le médecin du bataillon montre à certains réservistes le point précis du crâne où la baïonnette doit être placée pour ajuster le tir. D’autres tireront au jugé. Toute la journée, les tueurs exécutent leur macabre besogne. Ils rentreront le soir l’uniforme taché de sang, et même de morceaux de cervelle. Combien chacun en a-t-il tué ? Ils ne le savent pas. En tout : 1500 environ. Cela s’appelle un massacre.

 

Initiation

Mais ce massacre d’innocents n’est qu’une sorte d’ « initiation ». D’autres villages martyrs vont égrener la route sanglante du 101e bataillon, portant les victimes au nombre de 38000. Une trentaine d’années plus tard, près de la moitié de ces hommes vont comparaître devant le tribunal de Hambourg. C’est à partir de cent vingt-cinq témoignages détaillés que l’historien américain Christopher R. Browning, spécialiste du génocide des Juifs, a pu écrire ce livre terrible qu’il a intitulé « Des hommes ordinaires », et qui vient d’être traduit en français par Elie Barnavi, éminent historien et politologue israélien.

On sort de cette histoire avec un grand malaise, et le mot est faible. A l’écœurement devant ces récits de la « solution finale » vécue en direct et au quotidien, s’ajoute l’effarement de constater que ces tueurs sont pour la plupart issus du milieu ouvrier, d’une formation morale autre que celle des nazis, pas très jeunes : 39 ans en moyenne, originaires pour beaucoup e Hambourg, ville parmi les moins nazifiées du Reich. Manifestement, ces réservistes de la police, mariés et pères de famille, « n’étaient pas faits du bois dans lequel on taille de futurs meurtriers de masse ».

En outre, à part une poignée d’entre eux, ces hommes-là n’ont jamais vu un champ de bataille, ni rencontré le moindre ennemi armé. Ils n’ont pas l’excuse ou le prétexte de la fureur du combat, et de la brutalité qu’elle génère. « Le comble, comme l’écrit le préfacier Pierre Vidal-Naquet, est que le choix leur a été offert » de participer ou non au massacre. Peu ont refusé : environ 15%. Beaucoup ont été horrifiés la première fois, et puis ils se sont tellement habitués qu’ils se sont souvent portés volontaires ! Alors quoi ? Comment tenter d’expliquer ?

 

Prédisposition psychologique

Prédispositions psychologiques ? Contamination par le « flot épais de propagande raciale et antisémite » ? Ambitions de carrière ? Obéissance par crainte de sanctions graves en cas de refus ?… Toutes ces « raisons » ont pu jouer. Mais ni l’auteur ni le traducteur Elie Barnavi ne les trouvent satisfaisantes. Certes, l’obéissance à l’autorité a beaucoup compté pour ces réservistes allemands enserrés dans un cadre militaire des plus contraignants. Mais l’un et l’autre insistent sur le rôle central du « conformisme de groupe ». « Rompre les rangs, faire un pas en avant, adopter un comportement non conformiste étaient au-dessus de leurs forces. Ils trouvaient plus facile de tirer… » estime Browning, qui note sans ciller : « Si les hommes du 101e bataillon ont pu devenir des tueurs, quel groupe humain ne le pourrait pas ? » …

Etait-il nécessaire de diffuser largement de tels documents ? N’allons-nous pas finir par nous transformer en voyeurs morbides ? « Non, répond Elie Barnavi, toute histoire est une histoire contemporaine. L’horreur ne s’est pas arrêtée à Treblinka ou à Auschwitz. Un tel livre ne nous vaccine pas contre d’autres horreurs, mais il contribue à créer les conditions pour qu’elle ne se reproduise pas. Je crois à la volonté politique.                 Article de Jean-Yves Boulic 

 

 

 

 

 

 

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